Александр Иванович Герцен
Собрание сочинений в тридцати томах
Том 7. О развитии революционных идей в России
А. И. Герцен. С фотографии начала 1850-х годов.
Институт русской литературы (Пушкинский Дом) Академии наук СССР.
Du développement des idées révolutionnaires en Russie*
A notre ami MICHEL BAKOUNINE
Introduction
Dich stört nicht im Innern
Zu lebendiger Zeit
Unnützes Erinnern
Und vergeblicher Streit.
…Je quittai la Russie au milieu d'un hiver froid, neigeux, par une petite route de traverse, peu fréquentée et qui ne sert qu'à relier le gouvernement de Pskov à la Livonie. Ces deux contrées qui se touchent, ayant peu de rapports entre elles, éloignées de toute influence extérieure, offrent un contraste qui ne se présente nulle autre part avec tant de nudité, nous dirions même, avec tant d'exagération.
C'est un défrichement à côté d'un enterrement, c'est la veille touchant le lendemain, c'est une germination pénible et une agonie difficile. D'un côté tout sent la chaux, rien n'est terminé, rien n'est encore habitable, partout des bois de construction, des murs nus; de l'autre, tout sent le moisi, tout tombe en ruines, tout devient inhabitable, partout fentes, débris et décombres.
Entre les bois de sapin saupoudrés de neige, dans de grandes plaines, apparaissaient les petits villages russes; ils se détachaient brusquement sur un fond d'une blancheur éblouissante. L'aspect de ces pauvres communes rurales a quelque chose de profondément touchant pour moi. Les maisonnettes se pressent l'une l'autre, aimant mieux brûler ensemble que de s'éparpiller. Les champs sans haies ni clôtures, se perdent dans un lointain infini derrière les maisons. La petite cabane pour l'individu, pour la famille; la terre à tout le monde, à la commune.
Le paysan qui habite ces maisonnettes est resté dans le même état où les armées nomades de Tchinguis-Khan le surprirent. Les événements des derniers siècles ont passé au-dessus de sa tête, sans même éveiller son insouciance. C'est une existence intermédiaire entre la géologie et l'histoire, c'est une formation, qui a un caractère, une manière d'être, une physiologie – mais non une biographie. Le paysan rebâtit, au bout de deux ou trois générations, sa maisonnette en bois de sapin, qui dépérit peu à peu, sans laisser plus de traces que le paysan lui-même.
Parlez-lui cependant, et vous verrez de suite si c'est le déclin ou l'enfance, la barbarie qui suit la mort ou la barbarie qui précède la vie. Mais d'abord parlez-lui sa langue, rassurez-le, montrez-lui que vous n'êtes pas son ennemi. Je suis bien loin de blâmer la crainte du paysan russe à l'endroit de l'homme civilisé. L'homme civilisé qu'il voit est ou son seigneur, ou un employé du gouvernement. Eh bien, le paysan se méfie de lui, le regarde d'un œil sombre, le salue profondément et s'éloigne de lui, mais il ne l'estime pas. Il ne craint pas en lui une nature supérieure, mais une force majeure. Il est vaincu, mais il n'est point laquais. Sa langue rude, démocratique et patriarcale, n'a pas reçu l'éducation des antichambres. Ses traits d'une beauté mâle ont résisté au double servage du tzar et du seigneur. Le paysan de la Grande et de la Petite Russie a un esprit très délié et cette vivacité presque méridionale qu'on s'étonne de trouver au Nord. Il parle bien et beaucoup; l'habitude d'être toujours avec ses voisins l'a rendu communicatif.
…Arrivés à l'un des derniers relais russes, nous attendions les chevaux de poste dans une petite pièce, chauffée comme une serre. La femme du maître de poste, sale, malpeignée et criarde, nous forçait de prendre du thé. Fatigué de contempler une gravure – très intéressante – qui ornait le mur au-dessus d'un sopha en cuir, je fus enchanté d'entendre du bruit devant la maison.
Pourtant, avant de quitter la gravure, j'en dois faire connaître le sujet, qui est très caractéristique. Apparemment elle appartenait aux temps qui suivirent le règne de Pierre Ier. C'était lui, assis devant une table couverte de mets et de flacons. Le prince Ménchikoff, s'inclinant profondément, lui présentait et lui offrait une jeune personne – la future impératrice Catherine I-re. L'inscription disait: «Le bon sujet cède ce qu'il a de plus précieux à son Tzar bien-aimé».
Je me repens encore aujourd'hui de n'avoir pas acheté cette gravure…
Je sortis pour m'enquérir de ce qui excitait le tumulte. Un officier se démenait devant un groupe de yamchiks (postillons), injuriant tout le monde, criant à tue-tête. Les yamchiks le regardaient faire avec cette ironique impassibilité, qui est le propre des paysans russes. Derrière l'officier se tenait le maître de poste, fortement aviné; il criait aussi, mais en même temps il faisait, des yeux, des signes d'intelligence aux paysans.
– Où est le starost? où est le starost? – criait l'officier écumant de rage.
– Où est le starost?… – répétaient quelques paysans avec une tranquillité apathique, qui ferait endiabler un saint. – Mais voilà que le starost n'y est pas, – trois hommes sont allés le chercher. – Au cabaret, il n'y est pas, chez sa marraine, non plus. – Où peut-il être le starost? C'est étonnant.
Il était certain que le starost était présent, qu'il était là, dans le groupe.
– Les brigands, – criait le maître de poste. – Ah! les brigands, ils ne veulent pas chercher le starost.
– Et vous, – répliqua l’officier, – quel maître de poste êtes-vcus donc? C’est ainsi qu’on vous obéit. Vous représentez bien l’autorité! Je ferai un rapport, j’écrirai moi-même au comte Adlerberg (ministre de la poste), je le connais personnellement.
– Epargnez un père de famille, vingt-trois ans de services, médaille pour la prise de Varna, deux blessures, une balle d'outre en outre, décoration pour un service irréprochable de vingt ans, – répétait machinalement le maître de poste, sans être trop effrayé.
Comme l'affaire n'avançait pas, l'officier s'en prit à un jeune garçon de seize à dix-sept ans. – Comment, – dit-il, – tu me ris au nez, tu me ris au nez! Je t'apprendrai à ne pas respecter les epaulettes, – et il s'élança sur le jeune homme; celui-ci, esquivant le coup de poing dont l'officier le menaçait, se mit à courir; 'officier voulut le poursuivre, mais la neige était si profonde, qu'il s'enfonça jusqu'aux genoux. Les paysans éclatèrent de rire. – Mais c'est une révolte! – c'est une révolte! – cria l'officier, et il ordonnait impérieusement au jeune garçon, qui grimpait comme un écureuil à la cime d'un arbre, de descendre. – Non, – répondit l'autre, – je ne descendrai pas, – tu me battras… – Descends, mauvais garnement, descends! – ajoutait le maître de poste. Le jeune homme secouait la tête.
– Voilà! – continua le maître de poste, parlant à l'officier, – votre grâce, vous pouvez juger par vous-même maintenant, à quels hommes nous avons à faire depuis le matin jusqu'au soir – pires que des Turcs! – Quand est-ce que Dieu me délivrera de cet enfer? Je n'y reste qu'à cause des trois années qui me manquent pour la pension. – Mais, votre grâce, soyez tranquille, je viendrai à bout de ces brigands-là, et ils vous mèneront même sans argent. J'enverrai de suite chercher le commissaire du district, il ne demeure pas loin; huit lieues d'ici – pas même, sept et demie. En attendant, si votre grâce voulait prendre un peu de thé?..
– Mais, est-ce que vous êtes fou par hasard? – lui dit l'officier d'un ton de désespoir. Comment voulez-vous que je perde mon temps à attendre le commissaire? Donnez-moi des chevaux, donnez-moi des chevaux…
Ma voiture était attelée; je ne sais pas comment l'histoire s'est terminée. Mais on peut être sûr que l'officier a été floué. Mon postillon souriait tout le long de la route. L'histoire de l'officier lui trottait dans la tête. – «C'est une tête chaude, l'officier», lui dis-je. – «Cela ne fait rien. Il n'est pas le premier: nous avons bien vu, dès le commencement, qu'il se fatiguerait bientôt».
…Il suffit d'un trajet de deux heures pour entrer dans un autre monde. C'est comme un changement à vue au théâtre. Le terrain devient plus accidenté, même légèrement montagneux, le chemin serpente, – ce n'est plus cette ligne droite, infinie, tracée sur un océan de neige, que Mickiewicz a si bien décrit.
La première maison de poste livonienne était située sur une montagne. J'entrai dans la «Passagierstube». Il régnait autant de propreté, autant d'ordre dans cette chambre, que si on l'eût peinte la veille, ou qu'on attendît une visite le lendemain. Du sable sur le parquet, des géraniums et des romarins sur les 'très un piano de quatre octaves et demie dans un coin, une h'hle luthérienne sur une table, couverte d'une nappe blanche. Parmi quelques lithographies et dans un cadre un peu plus riche '1 v avait un imprimé. C'était «An meinen lieben Fritz», une espèce de testament idyllique écrit par Frédéric-Guillaume III, pour son fils.
Le maître de poste, vieillard débonnaire, avec cet air d'une naïveté béate qui n'appartient qu'aux Allemands, avait endossé pour moi son habit gris, orné de boutons en nacre. Voyant que je lisais le testament, il s'approcha et commença respectueusement un entretien, me donnant à chaque instant les titres de «baron», de «freiherr», de «hochwohlgeboren». Il me dit, entre autres choses, «qu'il n'avait jamais pu lire, sans avoir des larmes aux yeux, les touchantes paroles du bon roi défunt!»
Comme le maître de poste disait que le vent faisait pressentir une nuit très orageuse et me conseillait de rester jusqu'au matin, je voulus voir ce qui en était et je sortis dans la rue. Une bise forte et glacée soufflait entre les rameaux dénudés des arbres, les secouant avec violence. De temps à autre, les nuages chassés par le vent découvraient le croissant d'une lune pâle, et on voyait alors une tour à demi ruinée, reste d'un château tombé en ruines. Sous une porte écrasée, qui menait autrefois au château, étaient assis une dizaine de Finnois, petits de taille, rabougris, chétifs, les cheveux blonds de lin. Leur langue, pour nous complètement étrangère, étonnait mes oreilles d'une manière désagréable. Au-dessus de la porte était cloué un aigle empaillé. Un jeune homme, blond et svelte, la moustache retroussée, le fusil derrière le dos, apparut et disparut en un instant. Il était dans un petit traîneau qu'il conduisait lui-même. L'attelage de son cheval, au lieu de se parer de l'arc en bois russe, faisait résonner une vingtaine de clochettes; un lévrier courait après le traîneau, flairant la terre gelée.
En Livonie, en Courlande, il n'y a pas de villages pareils à ceux de la Russie. Ce sont des fermes disséminées autour d'un chateau. Les cabanes des paysans sont éparses; la commune russe n'existe pas ici. Un pauvre peuple, bon, mais peu doué, évidemment sans avenir, écrasé par une servitude séculaire, débris d'une population fossile qui est submergée sous les flots des autres races, habite ces fermes. La distance entre les Allemands et les Finnois est immense; la civilisation germaine, il faut le dire, était bien peu communicative. Les Finnois de ces contrées sont restés à demi sauvages, après tant de siècles de coexistence et de rapports continuels avec les Allemands. C'est l'empereur Nicolas qui a pensé le premier à leur éducation – à sa manière bien entendu – il en a fait des Grecs orthodoxes.
Mais c'est à Riga, dans ces rues sombres et étroites, dans cette ville de privilèges, de corps de métiers, de «Zünfte», d'esprit hanséatique et luthérien, où le commerce lui-même est arriéré et stationnaire, où la population russe appartient aux dissidents rétrogrades, qui se sont expatriés il y a deux siècles, trouvant le régime du tzar Alexis trop révolutionnaire, et le patriarche Nicos, novateur trop audacieux; c'est là que j'ai compris toute la différence entre le monde que je venais de quitter et celui dans lequel j'entrais.
Des Juifs décharnés, couverts d'une calotte en velours noir, aux jambes fines, en culottes courtes, chaussés de bas de coton et de souliers découverts au plus fort d'un hiver baltique; des négociants allemands avec un air de majesté sénatoriale, qui vous engage à prendre un autre chemin, pour ne pas les rencontrer… On ne parle au casino, au club, que des monopoles concédés à la ville en 1600, des franchises octroyées en 1450, des dernières innovations faites en 1701…
Les Allemands de la Baltique, fils d'une civilisation ancienne, se sont, il y a des siècles, détachés du grand mouvement historique; ils prirent alors un pli invariable, ils s'arrêtèrent à ce qu'ils étaient, sans rien acquérir depuis; ils mirent l'ordre, la règle, la mesure dans leurs idées et dans leurs affaires pour n'en jamais dévier. Il est évident dès lors qu'ils doivent détester le vague, l'exagération, le désordre qui régnent, non seulement dans les lois, mais même dans les mœurs russes.
Nous ne sommes point parvenus à une stabilité déterminée, nous la cherchons, nous aspirons à un ordre social plus conforme à notre nature et nous restons dans un provisoire arbitraire, le détestant et l'acceptant, voulant nous en défaire et le subissant a contre-coeur. Eux au contraire, ils sont de véritables conser-vateurs ils ont beaucoup perdu, et ils craignent de perdre le reste. Nous n'avons qu'à gagner, nous n'avons rien à perdre. Nous obéissons par contrainte, nous prenons les lois qui nous régisent pour des prohibitions, pour des entraves et nous les enfreigne lorsque nous le pouvons ou l'osons; sous ce rapport point de scrupule. Chez eux, au contraire, une partie de la loi est prise au sérieux; l'enfreindre serait un crime à leurs propres yeux. Cette partie soutient l'autre, dont l'absurdité est évidente pour tous.
Ils ont une moralité fixe – nous, un instinct moral.
Ils ont sur nous l'avantage d'avoir des règles positives, élaborées; ils appartiennent à la grande civilisation européenne. Nous avons sur eux l'avantage des forces robustes, d'une certaine latitude d'espérances. Là où ils sont arrêtés par leur conscience, nous sommes arrêtés par un gendarme. Arithmétiquement faibles, nous cédons; leur faiblesse est une faiblesse algébrique, elle est dans la formule même.
Nous les froissons profondément par notre laisser-aller, par notre conduite, par le peu de ménagement des formes, par l'étalage de nos passions demi-barbares et demi-corrompues. Ils nous ennuient mortellement par leur pédantisme bourgeois, par leur purisme affecté, par leur conduite irréprochablement mesquine.
Chez eux enfin un homme qui dépense plus de la moitié de ses revenus est taxé de fils prodigue, de dissipateur. Un homme qui se borne chez nous à ne manger que ses revenus est considéré comme un monstre d'avarice…
Cette antithèse si tranchée, presque exagérée, comme nous l'avons dit nous-mêmes, entre la Russie et les provinces Balti-ques, se retrouve, quant au fond, entre le monde slave et l'Europe.
Il y a pourtant cette différence, c'est que dans le monde slave, il y a un élément de civilisation occidentale à la surface, et dans le monde Européen un élément complètement barbare à la base, tandis que les paysans de Pskov n'ont absolument rien de civilisé et que les Allemands baltiques recouvrent, non pas une population barbare et homogène, mais une population en décadence et complètement hétérogène.
Les peuples germano-latins ont produit deux histoires, ont créé deux mondes dans le temps et deux mondes dans l'espace. Ils se sont usés deux fois. Il est très possible qu'ils aient assez de sève, assez de puissance pour une troisième métamorphose – mais elle ne pourra se faire par les formes sociales existantes, ces formes étant en contradiction flagrante avec la pensée révolutionnaire. Nous avons déjà vu que, pour que les grandes idées de la civilisation européenne se réalisent, il leur faut traverser l'Océan et chercher un sol moins encombré de ruines.
Au contraire, toute l'existence passée des peuples slaves porte un caractère de commencement, d'une prise de possession, de croissance et d'aptitude. Ils ne font qu'entrer dans le grand fleuve de l'histoire. Ils n'ont jamais eu un développement conforme à leur nature, à leur génie, à leurs aspirations. Quelles sont ces aspirations? Nous le verrons dans la suite. Je me borne à dire qu'elles ne sont pas formulées comme théories, mais qu'elles existent dans la vie populaire, dans ses chants et ses légendes, qu'elles préexistent dans le habitus – de toutes les races slaves. C'est un instinct, un entraînement naturel, constant, fort, mais confus, mêlé à des élucubrations nationales et religieuses plutôt qu'une conception raisonnée, arrêtée.
L'histoire des Slaves est pauvre.
A l'exception de la Pologne, les Slaves appartiennent plus à la géographie qu'à l'histoire.
Il y a un peuple slave qui n'a vraiment existé que durant une lutte – la guerre des Taborites.
Il y en a un autre qui n'a fait que tracer ses limites, que poser des jalons, que préparer sa place et relier par une unité forcée, provisoire la sixième partie du globe terrestre qu'il a fièrement prise pour son arène…
…Ces peuples si peu remarqués dans leur passé, si peu connus dans leur présent, n'ont-ils pas quelques droits sur l'avenir?
Nous sommes loin de penser que l'avenir appartienne à toutes les races qui n'ont rien fait, et qui n'ont que beaucoup souffert.
Mais il peut bien appartenir à celles d'entre elles, qui sans titre, et sans y être invitées, prennent hardiment leur place dans le grand concile des nations actives; qui forcent l'entrée de l'histoire, qui se mêlent de toutes les affaires, poussées par une activité dévorante; qui occupent toutes les imaginations et se récipitent à corps perdu dans le courant de l'aorte historique. Il y a, dans l'apparition de certains peuples quelque chose qui arrête le penseur, le fait méditer, le rend inquiet comme s'il sentait une nouvelle mine souterraine, une nouvelle force, une fermentation sourde qui cherche à soulever la croûte, à déborder; comme s'il entendait dans un lointain inconnu des pas de géants qui se rapprochent de plus en plus. Tel est le rôle de la Russie depuis Pierre Ier.
Il y a moins d'un siècle, la France contestait encore le titre d'empereur aux tzars, et maintenant il ne s'agit plus du titre mais bien du fait de la domination russe qui s'étend jusqu'au Rhin[1] qui descend jusqu'au Bosphore, et qui recule d'un autre côté jusqu'à l'Océan Pacifique.
Quel est le sens de ces prétentions arrogantes – de ces conscessions pitoyables?
Sont-ce des Huns, qui accourent pour en finir avec Rome et se perdre ensuite parmi les cadavres? – Ou des Osmanlis qui veulent essayer encore une fois, si la chrétienté occidentale est mûre pour la tombe?
Est-ce enfin une catastrophe, un cataclysme, une nuée de sauterelles, un incident terrible survenu pendant 1'entr'acte qui sépare deux mondes, une de ces apparitions lugubres qui précipitent le dénoûment? Ou est-ce déjà le commencement même d'un ordre de chose nouveau; et les Slaves ne sont-ils pas les anciens Germains, par rapport au monde qui s'en va?
Il suffit de la possibilité de poser une question pareille, pour que tout ce qu'on pourra dire sur ce sujet soit d'un très grand intérêt. Et si on avait la témérité d'aller jusqu'à affirmer qu'au milieu de ces aspirations vagues des peuples slaves, il y en a qui se rencontrent avec les aspirations révolutionnaires des masses en Europe; que dans ces chœurs lointains résonnent les mêmes. accords qu'on entend retentir dans les profondeurs souterraines du vieux monde? Si on allait prouver que les barbares du Nord et les barbares «de la maison» ont, sans le savoir, un ennemi commun – le vieil édifice féodal, monarchique, et une espérance commune – la révolution sociale?..
L'empereur Nicolas peut, exécuteur des hautes œuvres dont le sens lui échappe, humilier à sa volonté l'arrogance stérile de la France et la majestueuse prudence de l'Angleterre, il peut déclarer la Porte russe et l'Allemagne moscovite – nous n'avons pas la moindre pitié pour tous ces invalides. Mais ce qu'il ne peut pas, c'est empêcher une autre ligue qui se formera derrière son dos, ce qu'il ne peut pas, c'est empêcher que l'intervention russe ne soit le coup de grâce pour tous les monarques du continent, pour toute la réaction, le commencement de la lutte sociale armée, terrible, décisive.
Le pouvoir impérial du tzar ne survivra pas à cette lutte. Vainqueur ou vaincu, il appartient au passé; il n'est pas russe, il est profondément allemand, allemand-byzantinisé. Il a donc deux titres à la mort.
Et nous, deux titres à la vie – l'élément socialiste et la jeunesse.
– Les jeunes gens meurent aussi quelquefois, – me disait, à Londres, un homme très distingué, avec lequel nous parlions de la question slave.
– C'est certain, lui répondis-je, – mais ce qui est beaucoup plus certain, c'est que les vieillards meurent toujours.
Londres, 1 août 1853.
I
La Russie et l'Europe
Il y a deux ans, nous avons publié une lettre sur la Russie, dans une brochure intitulée: «Vom andern Ufer[2]». Comme notre manière de voir n'a pas changé depuis, nous croyons devoir en extraire les passages suivants:
«C'est une pénible époque que la nôtre; tout, autour de nous, se dissout, tout s'agite dans un vertige, dans une fièvre maligne. Les plus noirs pressentiments se réalisent avec une effrayante rapidité…
Un homme libre qui refuse de se courber devant la force n'aura bientôt d'autre refuge en Europe que le pont d'un vaisseau faisant voile pour l'Amérique.
Ne devons-nous pas nous poignarder à la manière de Caton parce que notre Rome succombe et que nous ne voyons rien, ou ne voulons rien voir hors de Rome?..
On sait pourtant ce que fit le penseur romain qui sentait profondément toute l'amertume de son temps; accablé de tristesse et de désespoir, comprenant que le monde auquel il appartenait allait crouler – il jeta ses regards au-delà de l'horizon national et écrivit un livre: De moribus Germanorum. Il eut raison, car l'avenir appartenait à ces peuplades barbares.
Nous ne prophétisons rien, mais nous ne croyons pas non. plus que les destins de l'humanité soient cloués à l'Europe occidentale. Si l'Europe ne parvient pas à se relever parune transformation sociale, d'autres contrées se transformeront; il y en a qui sont déjà prêtes pour ce mouvement, d'autres s'y préparent. L'une est connue, les Etats de l'Amérique du Nord; l'autre est pleine de vigueur, mais aussi pleine de sauvagerie, on la connaît peu ou mal.
L'Europe entière, sur tous les tons, dans les parlements et dans les clubs, dans les rues et dans les journaux a répété le cri du Krakehler berlinois «Les Russes viennent, les Russes viennent!» Et. en effet, non seulement ils viennent, mais ils sont venus, grâce à la maison de Habsbourg, et peut-être vont-ils s'avancer encore plus, grâce à la maison de Hohenzollern. Personne, cependant, ne sait au juste ce que sont ces Russes, ces barbares, ces Cosaques; l'Europe ne connaît ce peuple, que par une lutte dont il est sorti vainqueur. César connaissait mieux les Gaulois, que l'Europe moderne ne connaît la Russie. Tant qu'elle avait foi en elle-même, tant que l'avenir ne lui apparaissait que comme une suite de son développement, elle pouvait ne pas s'occuper d'autres peuples; – aujourd'hui les choses ont bien changé. Cette ignorance superbe ne sied plus à l'Europe.
Et chaque fois qu'elle reprochera aux Russes d'être esclaves, les Russes auront le droit de demander: «Et vous, êtes-vous libres?» A dire vrai, le XVIIIe siècle accordait à la Russie une attention plus profonde et plus sérieuse que ne le fait le XIXe, peut-être parce qu'il la redoutait moins.
Les hommes comme Muller, Schlosser, Ewers, Lévesque, consacrèrent une partie de leur vie à l'étude de l'histoire de la Russie, d'une manière tout aussi scientifique que s'en occupèrent, sous le rapport physique, Pallas et Gmelin. De leur côté, des philosophes et des publicistes observaient avec curiosité le phénomène d'un gouvernement despotique et révolutionnaire à la fois. Ils voyaient que le trône, fondé par Pierre Ier, avait peu d'analogie avec les trônes féodaux et traditionnels de l'Europe. Les deux partages de la Pologne furent la première infamie qui souilla la Russie. L'Europe ne comprit pas toute la portée de cet événement; car elle était alors distraite par d'autres soins. Elle assistait, respirant à peine, aux grands événements par lesquels s'annonçait déjà la Révolution franchise. L'impératrice de Russie tendit naturellement sa main toute dégoûtante de sang polonais à la réaction. Elle lui offrit l'épée de Souvoroff, de ce boucher féroce de Prague. La campagne que Paul fit en Suisse et en Italie n'eut absolument aucun sens, elle ne pouvait que soulever l'opinion publique contre la Russie.
L'extravagante époque de ces guerres absurdes, que les Français nomment encore aujourd'hui la période de leur gloire, finit avec leur invasion en Russie; ce fut une aberration de génie, comme la campagne d'Egypte. Il plut à Bonaparte de se montrer à l'univers, debout sur un monceau de cadavres. A l'ostentation des Pyramides, il voulut ajouter celle de Moscou et du Kremlin. Cette fois il ne réussit pas; il souleva contre lui tout un peuple qui saisit résolument les armes, traversa l'Europe derrière lui, et prit Paris.
Le sort de cette partie du monde fut, pendant quelques mois, entre les mains de l'empereur Alexandre, mais il ne sut profiter ni de sa victoire, ni de sa position; il plaça la Russie sous le même drapeau que l'Autriche, comme si entre cet empire pourri et mourant et le jeune Etat qui venait d'apparaître dans sa splendeur, il y eût quelque chose de commun, comme si le représentant le plus énergique du monde slave pût avoir les mêmes intérêts que l'oppresseur le plus ardent des Slaves.
Par cette monstrueuse alliance avec la réaction européenne, la Russie, à peine grandie par ses victoires, fut abaissée aux yeux de tous les hommes pensants. Ils secouèrent tristement la tête en voyant cette contrée qui venait, pour la première fois, de prouver sa force, offrir aussitôt après sa main et son aide à tout ce qui était rétrograde et conservateur, et cela, contrairement même à ses propres intérêts.
Il ne manquait que la lutte atroce de la Pologne pour soulever décidément toutes les nations contre la Russie. Lorsque les nobles et malheureux restes de la Révolution polonaise, errant par toute l'Europe, y répandirent la nouvelle des horribles cruautés des vainqueurs, il s'éleva de toutes parts, dans toutes les langues européennes, un éclatant anathème contre la Russie. La colère des Peuples était juste…
Rougissant de notre faiblesse et de notre impuissance, nous comprenions ce que notre gouvernement venait d'accomplir par nos mains, et nos coeurs saignaient de douleur, et nos yeux s'emplissaient de larmes amères.
Chaque fois que nous rencontrions un Polonais, nous n'avions pas le courage de lever sur lui nos regards. Et cependant je ne sais s'il est juste d'accuser tout un peuple et de le rendre seul responsable de ce qu'a fait son gouvernement.
L'Autriche et la Prusse n'y ont-elles pas aidé? La France, dont la fausse amitié a causé à la Pologne autant de mal que la haine déclarée d'autres peuples, n'a-t-elle donc pas, dans le même temps, par tous les moyens, mendié la faveur de la cour de Pétersbourg; l'Allemagne, alors déjà, n'était-elle pas volontairement, à l'égard de la Russie, dans la situation où se trouvent aujourd'hui forcément la Moldavie et la Valachie; n'était-elle pas alors comme maintenant gouvernée par les chargés d'affaires de la Russie et par ce proconsul du tzar qui porte le titre de roi de Prusse?
L'Angleterre seule se maintint noblement sur le pied d'une amicale indépendance; mais l'Angleterre ne fit rien non plus pour les Polonais; elle songeait peut-être à ses propres torts envers l'Irlande. Le gouvernement russe n'en mérite pas moins de haine et de reproches; je prétends seulement faire aussi retomber cette haine sur tous les autres gouvernements, car on ne doit pas les séparer l'un de l'autre; ce ne sont que les variations d'un même thème.
Les derniers événements nous ont beaucoup appris; l'ordre rétabli en Pologne et la prise de Varsovie sont relégués à l'ar-rière-plan, depuis que l'ordre règne à Paris et que Rome est prise; depuis qu'un prince prussien préside aux fusillades, et que la vieille Autriche, dans le sang jusqu'aux genoux, essaie d'y rajeunir ses membres paralysés.
C'est une honte en l'an 1849, après avoir perdu tout ce qu'on avait espéré, tout ce qu'on avait acquis, à côté des cadavres de ceux que l'on a fusillés, étranglés, à côté de ceux qu'on a jetés dans les fers,déportés sans jugement; à l'aspect de ces malheureux chassés de contrée en contrée, à qui on donne l'hospitalité, comme aux Juifs du moyen âge, à qui l'on jette, comme aux chiens, un morceau de pain, pour les obliger de continuer leur – chemin – en l'an 1849, c'est une honte de ne reconnaître le tzarisme que sous le 59 degré de latitude boréale. Injuriez tant qu'il vous plaira et accablez de reproches l'absolutisme do Pétersbourg et la triste persévérance de notre résignation; mais injuriez le despotisme partout et reconnaissez-le sous quelque forme qu'il se résente. L'illusion optique, au moyen de laquelle on donnait à l'esclavage l'aspect de la liberté s'est évanouie.
Encore une fois: s'il est horrible de vivre en Russie, il est tout aussi horrible de vivre en Europe. Pourquoi ai-je donc quitté la Russie? Pour répondre à cette question, je traduirai quelques paroles de ma lettre d'adieux à mes amis:
Ne vous y trompez pas! Je n'ai trouvé ici ni joie, ni distractions, ni repos, ni sécurité personnelle; je ne puis même imaginer que personne aujourd'hui puisse trouver en Europe ni repos ni joie.
Je ne crois ici à rien qu'au mouvement; je ne plains rien que les victimes; je n'aime rien que ce que l'on persécute; et je n'estime rien que ce que l'on supplicie, et cependant je reste. Je reste pour souffrir doublement de notre douleur et de celle que je trouve ici, peut-être pour succomber dans la dissolution générale. Je reste, parce qu'ici la lutte est ouverte, parce qu'ici elle a une voix.
Malheur à celui qui est vaincu ici! Mais il ne succombe pas sans avoir fait entendre sa voix, sans avoir éprouvé sa force dans le combat; et c'est à cause de cette voix, à cause de cette lutte ouverte, à cause de cette publicité, que je reste.
Voilà ce que j'écrivais le 1er mars 1849. Les choses, depuis lors, ont bien changé. Le privilège de se faire entendre et de combattre publiquement s'amoindrit chaque jour davantage, l'Europe chaque jour davantage devient semblable à Pétersbourg; il y a même des contrées qui ressemblent plus à Pétersbourg que la Russie même.
Et si l'on en vient, en Europe aussi, à nous mettre un bâillon sur la bouche, et que l'oppression ne nous permette pas même de maudire, à haute voix, nos oppresseurs, nous nous en irons alors en Amérique, sacrifiant tout à la dignité de l'homme et à la liberté de la parole».
II
La Russie avant Pierre ier
L'histoire russe n'est que l'embryogénie d'un Etat slave; la Russie n'a fait que s'organiser. Tout le passé de ce pays, depuis le IXe siècle, doit être considéré comme l'acheminement vers un avenir inconnu, qui commence à poindre.
La véritable histoire russe ne date que de 1812 – antérieurement il n'y avait que l'introduction.
Les forces essentielles du peuple russe n'ont jamais été effectivement absorbées par son développement, comme l'ont été celles des peuples germano-romains.
Au IXe siècle, ce pays se présente comme un Etat organisé d'une toute autre manière que les Etats d'Occident. Le gros de la population appartenait à une race homogène, disséminée sur un territoire très vaste et très peu habité. La distinction qu'on trouve partout ailleurs entre la race conquérante et les races conquises ne s'y rencontrait point. Les peuplades faibles et infortunées des Finnois, clairsemées et comme perdues parmi les Slaves, végétaient hors de tout mouvement, dans une soumission passive, ou dans une sauvage indépendance; elles étaient de nulle importance pour l'histoire russe. Les Normands (Varègues), qui dotèrent la Russie de la race princière qui y régna, sans interruption, jusqu'à la fin du XVIe siècle, étaient plus organisateurs que conquérants. Appelés par les Novgorodiens, ils s'emparèrent du pouvoir et retendirent bientôt jusqu'à Kiev[3].
Les princes varègues et leurs compagnons perdirent à la fin
De cuelques générations le caractère de leur nationalité, et se confondirent avec les Slaves, après avoir imprimé toutefois une impulsion active et une nouvelle vie à toutes les parties de cet Etat à peine organisé.
Le caractère slave présente quelque chose de féminin; cette race intelligente, forte, remplie de dispositions variées, manque d'initiative et d'énergie. On dirait, que la nature slave, ne se suffisant pas à elle-même, attend un choc qui la réveille. Le premier pas lui coûte toujours, mais la moindre impulsion met chez lui en jeu une force de développement extraordinaire. Le rôle des Normands a été pareil à celui qu'a rempli plus tard Pierre le Grand, par la civilisation occidentale.
La population était partagée en petites communes rurales, les villes étaient rares et ne se distinguaient en rien des villages, excepté par leur plus grande étendue et par l'enceinte en bois qui les entourait (le mot russe gorod, ville, provient de gorodite, enclore). Chaque commune représentait, pour ainsi dire, la descendance d'une famille qui possédait ses biens sans partage individuel, en commun, sous l'autorité patriarcale exercée par un des chefs de famille reconnu pour l'ancien. Ce régime tout monarchique était corrigé par l'autorité de tout le monde (vess mir), c'est-à-dire par l'unanimité des habitants. Et, comme l'organisation sociale des villes était la même que celle des campagnes, il est évident que le pouvoir princier était contrebalancé par la réunion générale des citadins (vétché).
Il n'y avait aucune distinction entre les droits des citadins et ceux des paysans. En général, nous ne rencontrons dans la vieille Russie aucune classe distincte, privilégiée, isolée. Il n'y avait que le peuple et une race, ou plutôt une famille princière, souveraine, la descendance de Rurik le Varègue, qui était complètement distincte du peuple. Les membres de la famille princière partageaient entre eux toute la Russie, selon l'ancienneté généalogique des branches auxquelles ils appartenaient et leur propre ancienneté. L'Etat était divisé en apanages, qui n'avaient rien de fixe et qui étaient gouvernés chacun par son prince sous la suprématie du plus ancien de la famille, qui s'appelait grand prince et avait pour apanage Kiev, plus tard Vladimir et Moscou. Le pouvoir du grand prince sur les autres princes était très restreint. Ceux-ci reconnaissaient la suprématie de Kiev, mais il n'y avait presque aucune dépendance réelle, aucune centralisation administrative. Les apanages n'étaient point envisagés comme des propriétés individuelles des princes, ils ne pouvaient l'être, car les princes passaient souvent d'un apanage à un autre, en réunissaient plusieurs à la fois, par voie d'héritage, ou bien faisaient de leur lot autant de parts qu'ils avaient de fils et d'héritiers mâles; ou bien encore ils devenaient grands princes selon l'ancienneté (ce n'était pas le fils aîné qui succédait au grand prince, mais le frère de celui-ci). On peut s'imaginer, sans peine, à quelles luttes sanglantes, à quelles contestations éternelles donnait lieu une hérédité si compliquée. Les guerres entre le grand prince et les princes apanages n'ont pas discontinué jusqu'à l'établissement de la centralisation moscovite.
Nous trouvons autour des princes un cercle très restreint de leurs compagnons d'armes, amis ou dignitaires, qui forme quelque chose dans le genre d'une aristocratie très difficile à caractériser, parce qu'elle n'avait rien de défini ou de bien prononcé. Le titre de boyard était honoraire, il ne donnait aucun droit positif et n'était pas même héréditaire. Les autres titres ne représentaient que des fonctions, en sorte que l'échelle des dignités aboutissait imperceptiblement à la grande classe des paysans. Aussi toute cette couche supérieure de la société fut-elle recrutée par le peuple; les descendants des guerriers varègues, qui vinrent avec Rurik, apportèrent, à ce qu'il paraît, l'idée d'une institution aristocratique, mais l'esprit slave la mutila selon ses notions patriarcales et démocratiques. La drougina, espèce de garde permanente du prince, était trop peu nombreuse pour former une classe à part. Le pouvoir princier était bien loin d'être illimité comme il le fut plus tard à Moscou. Le prince n'était en réalité que l'ancien d'un grand nombre de villes et de villages,qu'il gouvernait conjointement avec les réunions générales, mais il avait l'immense avantage de ne pas être électif et de partager les droits souverains de la famille à laquelle il appartenait. En outre, le grand prince était le grand juge du pays, le pouvoir judiciaire 'tait pas séparé du pouvoir exécutif. Cette fédéralisation étran-dont l'unité s'exprimait par l'unité de la race régnante et se perdait point daus la divisibilité des parties et le manque de entralisation, cette fédéralisation, avec sa population homogène sans classes, sans distinctions entre les villes et villages, avec ses propriétés territoriales sous le régime communiste, ne ressemble en rien aux autres Etats de la même époque. Mais si cet Etat différait si essentiellement des autres Etats de l'Europe, on n'est point autorisé à supposer qu'il leur lût inférieur avant le XIVe siècle. Le peuple russe d'alors était plus libre que les peuples de l'Occident féodal. D'autre part, cet Etat slave ne ressemblait pas non plus aux Etats asiatiques, ses voisins. S'il y entrait quelques éléments orientaux, le caractère européen dominait. La langue slave appartient, sans aucune contestation, aux langues indo-européennes et non pas aux langues indo-asiatiques; en outre, les Slaves n'ont ni ces élans soudains qui réveillent le fanatisme des populations entières, ni cette apathie qui prolonge la même existence sociale au travers des siècles entiers et de générations en générations. Si l'indépendance individuelle est aussi peu développée chez les peuples slaves que chez les peuples d'Orient, il y a cependant cette différence à établir, que l'individu slave a été absorbé par la commune, dont il était un membre actif, tandis que l'individu de l'Orient a été absorbé par la race ou l'état auxquels il n'avait qu'une participation passive.